Recherche et innovation: fécondation mutuelle ou cannibalisme?

Pour rapprocher la recherche de l’innovation, les politiques ont fait le choix de financer une partie de la recherche à travers les entreprises. Malheureusement, cette stratégie n’est gagnante qu’à court terme. Elle n’est pas durable et met en danger la recherche et l’innovation à moyen et long terme. Elle subventionne l’université ou les écoles d’ingénieurs pour leur permettre de casser les prix de la recherche artificiellement, ce qui déséquilibre complètement le secteur et entraine la disparition de la recherche privée et l’exil des jeunes chercheurs. Cette note explique les dangers des politiques de recherche actuelles et propose une nouvelle politique de recherche: soutenir avec l’argent public la recherche risquée de long terme que l’Etat est seul à pouvoir financer, puis coordonner la mise en réseau des acteurs du développement technologique dans des structures nouvelles que l’on appellera des « débutances » pour permettre au secteur privé de prendre le relai en créant des entreprises innovantes et durables ancrées dans leurs territoires.

Une vision de la réalité dépassée et mal informée a trop souvent cours: La recherche serait enfermée dans sa tour d’ivoire et manquerait de liens avec l’industrie. C’est ignorer la vie des laboratoires et les liens entretenus depuis très longtemps par deux mondes bien moins cloisonnés qu’il y parait. D’un côté, les entreprises font régulièrement appel à de la recherche universitaire, en école d’ingénieurs ou à l’université, depuis le projet de fin d’études du futur ingénieur jusqu’à des recherches plus fondamentales, en passant par l’achat de prestations de consulting et la formation, de l’autre, le monde académique paie une partie de son personnel grâce à ses relations industrielles, qui fournissent également une grande partie des sujets de recherche. Le mouvement s’est accéléré avec la bénédiction de l’Etat et des collectivités locales, persuadés qu’il fallait intensifier et subventionner des relations trop rares, d’où la mise en place des conventions CIFRE (contrat dans lequel une entreprise finance le salaire d’un thésard avec une subvention de 50% du coût complet par l’Etat), pôles de compétitivité, et récemment autorisation donnée aux les universités de contourner les réglementations du secteur public par l’intermédiaire d’associations ou de fondations, comme le faisaient depuis longtemps les écoles d’ingénieurs.

Les politiques se félicitent régulièrement des bienfaits de ces mesures. L’ANRT vante le dispositif CIFRE sur son site : Plébiscité, ce dispositif entièrement financé par le Ministère chargé de la recherche, connaît une croissance continue depuis son origine. Il a vocation à contribuer au processus d’innovation des entreprises française et à leur compétitivité. Il favorise les échanges entre les laboratoires de recherche publique et les entreprises privées, grandes ou petites. En effet, à très court terme, ces mesures paraissent gagnantes pour les deux parties, les entreprises et les universités, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elles ont un réel succès.

Mais contrairement aux apparences, ces dispositifs sont en réalité particulièrement pervers. En croyant subventionner l’innovation et la compétitivité, l’Etat et les collectivités ont subventionné le dumping sur les coûts de la recherche et créé un système qui se cannibalise lui-même et se détourne de la recherche fondamentale qui serait pourtant la clé de la compétitivité de demain.

D’un côté, les entreprises n’ont aucun intérêt à entretenir des départements de R&D puisqu’elles peuvent avoir mieux pour moitié moins cher, en bénéficiant à la fois de l’expertise des laboratoires universitaires et de leurs équipements et d’une subvention de 50% sur les salaires de jeunes chercheurs en CDD, bien encadrés par du personnel permanent universitaire expérimenté. Elles ont d’ailleurs tiré la conclusion qui s’impose, ferment leurs départements de R&D et sous-traitent à l’Université, ce qui supprime des débouchés possibles dans le secteur privé pour les jeunes docteurs.

Du côté des universités, l’occasion de sortir de la pauvreté chronique d’un système que l’Etat finance à minima et de gagner un peu d’autonomie est toujours bienvenue. La situation des laboratoires sur le marché de la R&D est particulièrement confortable: leurs locaux, leur équipement et leur matériel ont été financés et amortis en grande partie, les salaires des permanents et les plus hauts salaires sont à la charge de l’Etat, par conséquent, les contrats permettent de mettre régulièrement à jour les équipements, de financer le « back office » que les institutions fournissent de moins en moins (secrétaires, ingénieurs de recherche, juristes, documentalistes) et surtout de salarier une main d’œuvre précaire nombreuse particulièrement qualifiée et peu coûteuse: les doctorants. À vrai dire, ces contrats sont indispensables à la vie des laboratoires, sans contrats, équipements obsolètes et sous-effectifs. Leur défaut, ou leur qualité, est de permettre aux universités d’offrir de la recherche publique de grande qualité pour un prix bien trop compétitif, ce qui cannibalise à l’avance toute tentative de recherche privée concurrente. Le système pourrait se défendre s’il s’agissait de permettre à des PME d’accéder à de la recherche inaccessible autrement, mais trop souvent, ce sont les grandes entreprises qui ont pris le contrôle des pôles de compétitivité et sont les premières bénéficiaires du système.

Pourquoi ce système est-il si pervers à moyen et long terme? Il est particulièrement pervers pour les jeunes docteurs. Ils ont peu de chance de trouver des débouchés dans la recherche privée, puisque par construction, elle ne peut pas être compétitive. Les grandes entreprises ferment leurs départements de R&D et un jeune docteur qui monterait sa PME dans la recherche devrait supporter l’investissement dans des locaux, des équipements et surtout des salaires qui rendent sa prestation deux fois plus chère que celle des universités, alors qu’au début, il aura moins de notoriété, d’expérience, de moyens, etc. Ceux qui ont tenté cette voie courageuse savent à quelles difficultés on s’expose même si l’on bénéficie de quelques subventions. Du côté de la recherche publique, le système est malthusien depuis des années et les places sont rares, difficiles à obtenir, et il faut le reconnaitre, mal payées. Le système a découvert qu’il pouvait fonctionner en salariant le minimum de permanents et le maximum de précaires, en remplaçant par exemple les ingénieurs de recherche ou les techniciens par des doctorants. Le contexte de crise et la bonne conscience des États à fabriquer des docteurs qui les font monter dans les classements internationaux et coûtent moins que ces permanents accentuent le mouvement. Quelles solutions reste-t-il? Le départ à l’étranger! Nous sommes grands producteurs et exportateurs de docteurs. En exportant nos docteurs, nous exportons gratuitement notre savoir-faire et nous offrons en quelque sorte un investissement de 25 ans de formation financée par le contribuable français à des pays ou des entreprises étrangers au moins aussi riches et développés. Un tel financement pourrait avoir un sens dans le cadre de l’aide au développement de pays plus pauvres, mais il n’y a aucune raison de soutenir bénévolement le développement des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou de la Suède.

Le système est également pervers pour les universitaires. La nécessité permanente de trouver des moyens de fonctionnement les entraîne dans une recherche toujours plus appliquée qui répond à des demandes ponctuelles au détriment d’une vision à plus long terme. La recherche sur appel à projet publics à court terme renforce cette tendance. En outre, du point de vue de la démographie des équipes, perdre régulièrement ses meilleurs éléments qui partent à l’étranger ou ne pas pouvoir offrir de perspectives à ses jeunes collaborateurs est particulièrement destructeur. La science à besoin d’échanges, ce qu’elle a toujours organisé, mais elle a aussi besoin de la durée pour développer des écoles de pensée, des hypothèses risquées, bref, ce qui permettra de faire émerger la science de demain, et les innovations de rupture par contrecoup.

Les entreprises seraient-elles au moins gagnantes? Dans l’immédiat, les grandes entreprises ont plutôt profité du système, et à la marge, les PME qui sont peut-être les seules gagnantes quand elles parviennent à bénéficier d’un système de plus en plus organisé par les grandes qui orientent les pôles de compétitivité et les conseils scientifiques des universités dans les directions qui les intéressent en priorité. A terme, rien n’est moins sûr. Quand le potentiel de créativité sera épuisé, où se tourneront des entreprises qui n’auront pas investi elles-mêmes dans la recherche et auront poussé les laboratoires dans des recherches appliquées qui seront arrivées au bout de ce qu’elles pouvaient donner? Bref, après une dizaine d’année de transfert de technologie, on peut parier qu’il n’y aura plus rien à transférer.

Que s’est-il passé? L’Etat, au lieu de financer directement la recherche a cru plus efficace de financer la recherche à travers les entreprises. Il croyait en outre que cela favoriserait les relations entre la recherche et l’industrie, comme si les deux partenaires ne se connaissaient pas déjà. C’était oublier qu’elles n’ont pas le même agenda, même si elles ont des intérêts communs. Une entreprise privée doit produire des biens ou des services rentables rapidement et investir régulièrement pour préparer l’avenir, l’Université travaille sur le long terme à la production de connaissances nouvelles et à la formation, sa vocation n’est pas transformer ses laboratoires en PME ultra compétitives qui cassent les prix de la R&D.

Que faire? Le rôle de l’Etat est de faire émerger des recherches radicalement nouvelles, puis de leur permettre de se développer. Autrement dit, sa première mission est de développer un milieu de recherche créatif, au sein duquel peuvent apparaître des innovations de rupture. Sa seconde mission est de mettre en relation les acteurs scientifiques, économiques et politiques qui transformeront l’innovation de rupture en développement économique et technologique.

La première mesure est de réorienter les financements publics de la recherche vers les missions de long terme qui ne peuvent pas être financées par des capitaux privées, c’est-à-dire vers le financement direct de la recherche au long cours, qui n’a pas d’applications immédiates et comporte des risques. Je préfère cette périphrase au terme « recherche fondamentale » qui suppose une chronologie linéaire qui va du fondamental à l’appliqué. Les études sur les sciences ont montré que le développement des sciences contemporaines était plus complexe avec des frontières parfois très floues entre la science et la technologie.

Cette recherche risquée au long cours a besoin de personnel permanent, du technicien au professeur des Universités, de locaux, de matériel, qui lui permettent de se concentrer sur des travaux véritablement innovants. Ce milieu sera un premier débouché professionnel naturel pour une partie des doctorants. Il est important de lui laisser une certaine liberté dans le choix de ses travaux et surtout un temps raisonnable pour développer des écoles de pensée, des idées nouvelles et originales. Helga Nowotny et Ulrike Felt ont montré à travers l’exemple de l’émergence des supra-conducteurs à haute température comment la créativité apparaît de manière aléatoire dans un milieu qui offre de bonnes conditions de recherche. La première mission de l’Etat est donc d’entretenir ce milieu de recherche d’où de la nouveauté est susceptible d’émerger. Le processus est aléatoire et comporte des risques, mais à l’échelle d’un État, le risque peut être assumé, ce qui ne serait pas possible pour une entreprise privée. Maintenir ce milieu de recherche créative suppose de financer les grands laboratoire habituels, mais aussi de prendre des risques avec de jeunes équipes qui proposent des programmes originaux. Aujourd’hui, l’Etat ne finance a minima que les grands laboratoires installés qui vivent sur leurs acquis et ne produiront aucune innovation de rupture. Dans ces conditions, rien de vraiment nouveau ne peut émerger. Il faudrait allouer au moins 10% des ressources à des projets risqués qui sont le terreau des innovations de rupture, ce que fait d’ailleurs la NSF aux États-Unis.

L’autre mission de l’Etat est de faire en sorte, une fois que l’innovation de rupture est apparue, de transformer l’invention d’une petite équipe en champ de recherche collectif, et de mettre les acteurs en relation pour passer de la recherche au développement. L’histoire de la supra-conductivité à haute température est à nouveau un bon exemple de la mobilisation de réseaux d’acteurs publics et privés qui permet de passer au développement technologique et industriel. Pour résumer par une image, une fois que l’on a obtenu de manière un peu aléatoire une nouvelle graine, il faut la mettre en culture. Toutes les graines ne germeront pas, mais certaines graines donneront des forêts. La seconde mission de l’Etat est donc de coordonner la mise en culture, avec cette fois le concours des collectivités locales et d’acteurs privés. Ce travail de mise en réseau et de développement fournira un second débouché pour les doctorants, comme entrepreneurs ou comme chercheurs dans la recherche privée.

Les mécanismes décrits par Geneviève Bouché par le mot « débutances » montrent les parcours qui permettent de passer de la bonne idée au développement sans léser l’innovateur et avec des taux de réussite nettement meilleurs.

Sans les « débutances », l’innovateur est aujourd’hui confronté à un tel parcours du combattant que le système est très peu productif. D’abord le vivier des innovateurs potentiels est assez réduit, pourquoi préférer une aventure incertaine à un emploi bien rémunéré? Il s’agit souvent d’un choix par défaut faute de mieux. Après deux ou trois ans sans rémunération, beaucoup abandonnent. Malheureusement, leur expérience est perdue, elle n’est pas recyclée. Si par miracle, l’entreprise innovante à survécue, il faut investir, elle fait appel à des capitaux extérieurs et dans la plupart des cas, l’innovateur en perd le contrôle. Avec le contrôle, il en perd les plus importants bénéfices. Le secteur marchand n’investit qu’une fois que les risques sont passés, après avoir fait supporter tous les coûts et les aléas à l’innovateur. Les « débutances » sont des dispositifs ancrés dans les territoires qui décident d’accompagner les innovations autour d’un thème précis. Cet accompagnement permet de mutualiser les risques et de recycler les expériences jusqu’à ce qu’une pépite émerge, tout en rétribuant justement ceux qui ont contribué à l’innovation.

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